Mugen no Juunin : L’habitant de l’infini

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En 2017, l’inénarrable Takashi Miike aura la grâce de nous délivrer une adaptation live de Mugen no Juunin, fresque monumentale narrée par l’émérite Hiroaki Samura, parue chez nous sous le titre « L’habitant de l’infini » et publiée sur près de 20 ans par l’éditeur belge Casterman/Sakka. Injustement méconnue en France, il y a peu de probabilité que cette adaptation rende justice à cette œuvre (tant Miike tâcheronne ses films) et c’est donc avec plaisir que je vous présente ce qui constitue un des meilleurs seinen parus à ce jour en France.

Novembre 1996, Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil. Mon père m’emmène avec lui passer la journée où il va dédicacer ses livres sur le stand Casterman. J’en profite et papillonne dans les allées, revient régulièrement gratter quelques francs à mon paternel histoire de ne pas repartir les mains vides. Après avoir passé la journée à tenir la jambe à Lewis Trondheim (seul et méconnu, au stand Télérama Junior), l’heure est venue de repartir. Marie, éditrice chez Caster, sympa, m’amène une pile des tous premiers mangas édités il y a peu chez eux. Cadeau. Le format est plutôt grand, la maquette pas terrible, et les titres inconnus mais la curiosité est là. Gon, Le trou bleu, Don Giovanni sont lus dans la foulée. Mais un titre me met une véritable claque. A vrai dire, à 12 piges je n’avais jamais lu un truc pareil. Véritable bal sanglant magnifié par un dessin hachuré épousant la danse des sabres, Mugen no Juunin : l’habitant de l’infini vient de me mettre une claque.

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Chaque parution est une douleur pour le porte-monnaie (il fallait les trouver les 60 francs !) mais la plongée et replongée dans l’histoire de Manji et Lin est toujours un plaisir. Bordel, le mec se fait trancher des membres et il les recolle.

Quelques années plus tard, jeune trentenaire, je peux enfin achever ma collec’ et me relire d’une traite ce qui s’avère une des meilleures séries jamais lues. Même la fin ! Ce qui n’est pas une sinécure chez nos amis nippons !

Mugen no Juunin nous entraîne dans une histoire de vengeance à la fin de l’ère Edo dans le Japon du 18ème siècle. Lin, fille d’un bretteur renommé, vient de voir son père et sa mère mourir sous les coups d’une nouvelle école de sabre itinérante, le Itto-Ryu. Se jugeant trop faible pour accomplir sa vengeance, elle s’en remet à un ronin crasseux, Manji, lui-même en quête de rédemption pour avoir perpétré nombre de crimes crapuleux. Signe particulier, Manji est immortel et son corps est soigné par d’innombrables vers.

Mugen no Juunin : vengeance et sentiments

Sans rien dévoiler, ce fil conducteur va alimenter le tiers de la saga et surtout permettre d’introduire les protagonistes majeurs de « L’habitant de l’infini ». Le lien qui se tisse entre Manji et Lin est celui d’un frère protecteur envers une jeune fille qui apprendra à devenir femme au fur et à mesure des volumes à travers des choix reflétant sa maturité progressive. Leur relation, parfois ambigüe, est également moteur des rares éléments humoristiques que compte la série pour dédramatiser le récit.

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Car il est bien ici question de vengeance. Et celle-ci est traitée avec toutes les réflexions idéologiques que cela entraîne, le sang appelant toujours le sang. En cela, l’intelligence de Samura est d’apporter une réelle profondeur à ses personnages. En dehors de quelques réels pervers (le personnage de Shira est d’ailleurs le seul dont les motivations ne sont que cruauté et souffrance), chaque protagoniste possède un point de vue clair et compréhensif, remettant régulièrement le lecteur en question sur son positionnement et évitant l’absence de manichéisme bête que l’on peut retrouver dans nombre de titres japonais (« Je t’ai dérouillé il y a deux secondes et maintenant on est copain ! »).

Mugen no Juunin : Immortalité et fin d’une époque

La mesure du temps est clairement le leitmotiv de cette œuvre. Que ce soit la perpétuation de la vie (Manji) ou bien celles des écoles de sabre (Lin, Anotsu), L’habitant de l’infini nous parle de la vacuité de l’être humain et des causes qu’il défend. A travers ses combats, Manji est en quête de mort, son épopée ayant bien trop duré et n’ayant qu’apporté son lot de tristesse et de mort. De même, chaque dojo cherche à mettre en avant sa technique de sabre et tous les bretteurs ont cette arrogance de mettre en avant les talents acquis dans leur dojo (les membres d’Itto-ryu en sont le parfait exemple).

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La fin de l’ère Edo a marqué le Japon par l’interdiction du port du sabre et donc de la disparition de ces hommes. De ce fait, le but de chacun des protagonistes de l’histoire paraît vain face au déroulement du temps. Samura introduit de manière discrète l’utilisation des armes à feu, amorce d’un monde changeant.

Estampes de sang

Ce qui m’a le plus frappé à la première lecture, c’est à quel point la violence est graphique. Le trait de Samura est très crayonné et entièrement encré à la main à l’encre de chine et cela donne à la fois une sensation de vitesse dans les combats mais également un côté crasseux, viscéral, dès que le sang se met à couler. Les mises à mort des différents protagonistes ont généralement droit à un dessin couvrant deux pages, véritable œuvre d’art couronnant un affrontement barbare. Manji est habile mais sa grande force réside dans le fait qu’il faille lui trancher la tête pour l’achever (et surtout dans le fait que ses adversaires ignorent sa malédiction). De ce fait, les combats tournent vite à l’agonie, loin des affrontements plein de tactiques et de bravoures que l’on peut trouver dans des œuvres comme Vagabond. Un des personnages se sert même du sang humain afin de peindre, parachevant la vision de la mort comme véritable œuvre artistique.

Samura et les femmes

Aussi dithyrambique qu’on puisse être, il faut également reconnaître que la place de la femme n’est des plus aisées dans cette série. Lin est faible et naïve et devra toujours compter sur l’aide des autres. Hyakurin, tueuse émérite, va subir les pires sévices, l’avilissant de la plus brute des manières. Experte en armes blanches, voire personnage le plus puissant de Mugen no Juunin, Makie est affublée d’un destin tragique.

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On peut reprendre le contexte historique en excuse à l’auteur mais après tout, dès lors qu’on invoque des personnages aussi hauts en couleurs ainsi que des éléments fantastiques, un traitement un peu plus sympathique de la gente féminine n’aurait pas été vain. Le même reproche est à faire à son one-shot Snegurochka où l’on flirte limite avec la pédophilie… Je ne parle même pas de Brutal Love (enfin si, mais plus bas).

Pour aller plus loin

Terminée en 30 volumes, la série est toujours disponible. Qui plus est, depuis le tome 10, Sakka a eu la bonne initiative de rééditer la série dans une maquette plus agréable en sens japonais et avec une jaquette à rabat (les premières éditons étant, il faut bien le dire, franchement dégueulasses. Cette année 2016 a été également l’occasion pour Sakka de remettre Samura à l’honneur avec le plaisant one-shot Snegurochka et l’intrigant Halcyon Lunch (notons aussi la sortie chez Pika de Born to be on air).

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En import, deux artbooks valent le détour. Le premier, consacré à Mugen no Junin, est un condensé d’illustrations autour de la série. On y retrouve des illustrations noir & blanc pour la plupart mais également couleurs, permettant de découvrir une autre facette de Samura. Le deuxième est strictement déconseillé aux âmes sensibles. Samura prouvant avec L’habitant de l’infini qu’il peut élever le massacre en art graphique, Brutal Love nous montre qu’il peut le faire sur du torture porn absolument atroce. Bondages, tortures, viols… Les dessins y sont aussi splendides qu’ignobles. Vous êtes prévenus !

Avant Miike, une adaptation en anime de 10 épisodes a également vu le jour. Celle-ci, bien que visuellement réussie et dotée d’une animation solide pêche par manque d’ambition scénaristique ( c’est simple : il n’y a pas de conclusion ). Sinon coté jouet, Manji a eu droit à une figurine de luxe RAH de chez Medicom. Malheureusement, celle-ci figure clairement parmi les loupés de la gamme !!

Après tout, c’est à cela qu’on reconnaît les œuvres parfaites : elles se suffisent à elles-mêmes.

Partage moi ça ma gueule !

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