Auteur de jeux talentueux, « Magnus Nico Raoult » alias Nicolas Raoult a commencé à travailler sur les projets prestigieux de la défunte Rackham, avant d’entamer une carrière freelance qui nous a entre autres valu la création de l’excellent Zombicide. Loin de se cantonner au jeu de plateau et à la figurine, le maestro s’investit aussi dans le développement des jeux vidéo. Retour sur un parcours éclectique.
>Bonjour Nico.
Bonjour !
>Peux-tu te présenter pour nos lecteurs?
Quelle a été ta formation ?
Me présenter sera assez court : je suis auteur et game designer depuis bientôt quinze ans. J’ai travaillé pendant dix ans pour feu-Rackham avant de devenir freelance. J’ai travaillé sur Confrontation, AT-43, Alkemy, Eden, quelques jeux vidéos, du serious gaming et, depuis trois ans, sur le jeu de plateau Zombicide.
A l’origine, j’ai une formation en gestion, ascendant ressources humaines. Rien à voir avec mon activité actuelle, mais le savoir acquis pendant ma lointaine scolarité m’a permis de comprendre très vite les enjeux concrets de mon activité actuelle.
>Comment es-tu tombé dans le jeu de façon générale ?
Quelle a été ta première expérience de gaming ?
Je suis entré dans le jeu vers neuf ou dix ans, avec Heroquest et Space Crusade. Par la suite, j’ai pratiqué des jeux de rôles, puis des jeux vidéos. J’ai découvert le jeu de figurines Confrontation, de Rackham, car ma compagne de l’époque et moi cherchions une activité qui permettrait à la fois de satisfaire son penchant artistique et mes penchants de gamer. J’ai écrit une campagne pour le jeu et l’ai envoyée à Rackham… qui m’a recontacté pour me proposer du travail. C’est ainsi que j’ai quitté le monde des RH pour celui du jeu.
>As-tu des sources d’inspiration reconnaissables dans ton travail de créatif ?
Y’a t’il une constante qui se retrouve dans les systèmes de jeu que tu développes ?
Je ne crois pas. Si c’est le cas, je ne m’en rends pas compte. J’adapte mon travail aux exigences de mes clients et partenaires. D’une manière naturelle, j’aime bien les mécanismes robustes, sans exceptions, et qui s’adaptent d’eux-mêmes aux situations particulières.
>Avec dix ans au compteur (de 2000 à 2010), tu es l’une des personnes a avoir passé le plus de temps chez Rackham !
Tu y occupais les postes de rédacteur et game designer.
Quels souvenirs retiens-tu de cette expérience ?
Il y a eu deux périodes distinctes dans la vie de l’entreprise : Rackham, puis Rackham Entertainment. Avant, et après l’entrée du capital en Bourse.
A l’ère « Rackham », nos fiches de poste correspondaient rarement à la réalité de nos emplois. J’étais rédacteur sur le papier. Dans les faits, j’ai été tour à tour rédacteur (très peu de temps, trois mois tout au plus), auteur, game designer, secrétaire d’édition. J’ai même assumé le poste de responsable éditorial pendant quelque temps, mais c’était une fantaisie : l’entreprise n’avait pas la discipline nécessaire pour permettre à ses membres d’assumer sereinement cette responsabilité. Tous ceux qui y sont passés avant et après moi ont fini à la casse. J’y ai aussi ma part de responsabilité : j’étais trop jeune, et les gaffes commises par tout le monde furent nombreuses. Une telle entreprise ne pourrait plus exister dans le monde du jeu aujourd’hui.
Puis vint l’ère « Rackham Entertainment ». Changement de direction, d’objectifs, d’ambiance. Ce fut infiniment plus constructif. L’équipe était mieux soudée. C’est là que la plupart des futurs membres de Guillotine Games ont appris à travailler sereinement ensemble et à s’apprécier. Quand l’entreprise a fermé malgré ses nombreux projets sur le feu, nous savions déjà que nous allions continuer ensemble.
Dans l’ensemble, je retiens de bons souvenirs de cette expérience. Et quelques cicatrices, aussi, comme bon nombre de gens qui y ont travaillé. Comme toi, sûrement.
>Votre opus magnum reste très certainement Confrontation. Quel est ton regard sur l’évolution du jeu à travers ses différentes éditions ?
Confrontation devait être le prélude de Rag’Narok, le jeu de bataille de Rackham. A l’époque où Confrontation a été conçu, c’était un choix pertinent. Mais le temps a passé sans que l’entreprise trouve (ou se donne) les moyens de lancer un jeu de bataille. Les éditions de Confrontation se sont succédées alors que la gamme de figurines augmentait, faisant passer le jeu d’escarmouche-apéritif en jeu plus complet, plus touffu, plus sérieux. Le planning était anarchique et notre vision de l’avenir, limitée. Dans ces conditions, conserver une certaine cohérence était un challenge, mais un challenge très instructif !
Lorsque Rag’Narok est arrivé, d’abord en format métal puis plastique, nous approchions de la crise de 2008 depuis la conception de Confrontation, onze ans plus tôt. Le marché avait changé. La version métal a eu son petit succès mais n’a pas été très rentable, tous les joueurs possédaient déjà une armée complète.. La version plastique est arrivée juste avant qu’il ne soit trop tard, et a pris le choc de plein de fouet juste après son lancement.
>Quid d’Hybrid ? Etait-ce le premier boardgame (par opposition à “jeu de figurines”) sur lequel tu bossais ?
J’ai donné un coup de main sur Hybrid, oui, mais n’en suis pas l’auteur principal. Je ne sais pas où en est ce projet, il est désormais la propriété de Cyanide, l’éditeur de jeux vidéos. Et oui, il est bien le premier projet de boardgame sur lequel j’ai travaillé, mais de loin, je le répète !
>Cadwallon marquait l’incursion de Rackham dans le jeu de rôle. Quelle a été le retour du public sur ce projet ambitieux ?Les joueurs aimaient l’univers. Le jeu lui-même, moins. Je les sentais intrigués par cette machinerie étrange. Cadwallon fut un OVNI dans le paysage dominé par les standards de Donjons & Dragons.
>Et bien sûr AT-43. Veux-tu nous parler de sa longue gestation, de sa mise en chantier … de sa fin prématurée ?
C’est autour d’AT-43 que j’ai rencontré Jean-Baptiste Lullien, l’un de mes complices sur Zombicide. Je travaillais surtout sur l’univers de Confrontation au moment où ce jeu faisait ses premiers pas dans le studio. J’ai pris une part plus active dans la conception un peu plus tard. AT-43 fut une expérience extrêmement enrichissante : c’est avec lui que nous avons enfin pu mettre en commun le développement des règles et la production. Cette cohérence était une source d’enthousiasme sans fin. Nous avions un attachement particulier à son univers, où nous projetions les peurs et les envies de cette période de crise, à la fois interne et internationale. AT-43 est mort prématurément, c’est vrai, mais il était proche d’atteindre le sommet de son potentiel. Retrouver cet univers et ce jeu me ferait très plaisir, mais ce n’est pas quelque chose que je recherche à tout prix.
>On perd un peu ta trace entre la liquidation de Rackham et Guillotine Games …
Pourtant, il n’y a pratiquement pas eu de temps mort. La future équipe de Guillotine Games travaillait sur deux jeux, attendant de trouver un distributeur pour former une entreprise. Le premier des deux jeux était Zombicide. Le second dort au fond d’un carton et je doute qu’il en sorte de sitôt.
>Comment s’est monté le projet Zombicide ?
Votre expérience chez Rackham vous a t’elle permis d’éviter certains écueils ?
Les membres du studio de Rackham Entertainment souhaitaient continuer à travailler ensemble après la liquidation de l’entreprise. C’est donc ainsi que Guillotine Games s’est formée et que nous avons commencé à travailler sur Zombicide. L’expérience acquise, bien sûr, nous a donné de nombreux avantages : l’habitude de travailler ensemble, une solide connaissance des métiers de la production, et l’écoute de nos partenaires potentiels auprès de la distribution.
>Zombicide est le premier boardgame a avoir atteint 750.000$ sur la plateforme de financement Kickstarter.
Vous attendiez-vous à un succès aussi phénoménal ?
Que retiens-tu de l’expérience KS ?
Lorsque l’un d’entre nous a décidé du lancement du Kickstarter, les autres pensaient ne jamais atteindre le financement initial de 20K Dollars. Les trois premiers Stretch Goals ont rapidement été soufflés. C’était une inoubliable folie.
Je retiens de cette expérience que le milieu du jeu est plein de surprises et n’a jamais dit son dernier mot. Lui aussi grandit et évolue. Je dirais qu’il est un jeune adulte.
>Quelles sont tes plus grandes contributions au système ? Le mécanisme dont tu es le plus fier ? Comment s’est passé le playtesting ?
J’évite de trop penser à qui a fait quoi sur Zombicide, et me focalise plutôt sur l’esprit d’équipe qui a accompagné la fondation de Guillotine Games.
Le playtesting de la Saison 1 s’est déroulé dans d’excellentes conditions, entre auteurs, puis entre amis, avant de se faire entre professionnels. L’essentiel des tests s’est déroulé sur l’espace d’un long été, autour d’une grande table, une large fenêtre ouverte sur le monde. C’était très agréable, et je crois que ça se sent dans le jeu.
>Pour l’avoir déjà pas mal pratiqué, le jeu est une réussite indéniable.
Pour autant, les joueurs jugent parfois insolites certains points de règles: voitures ne générant pas de pion bruit,
“mitose” des zombies en cas de chemin équidistant, … on sent qu’il y a du avoir pas mal de discussions passionnées pendant la conception.
Arrive en tête le ciblage prioritaire des survivants sur une zone visée par un tir.
Qu’est ce qui vous a poussés à adopter ce dernier point de règle ?
Nous voulions des choses simples à mettre en œuvre, garder l’attention sur les survivants plutôt que sur les voitures, prévoir les futures règles de PVP.
>vous procédez rétroactivement à certains ajustements (je crois savoir que la compétence “insaisissable” a récemment été bridée). Doit-on s’attendre à d’autres modifications de ce genre ?
Plutôt qu’Insaisissable, c’est la combinaison « 2 Zones per Move Action » et « Slippery » qui a fait l’objet d’une précision déjà marquée dans les règles : un Survivant s’arrête toujours dans une Zone qui contient des zombies.
Certaines Compétences évoluent avec l’introduction de nouveaux mécanismes de jeu. Nous évitons les modifications profondes dans les Compétences, dans la mesure du possible. Il s’agit d’un jeu de société, pas d’un jeu vidéo, et un joueur occasionnel n’aura pas forcément l’envie ou le réflexe de demander si son livret de règles est le dernier en date.
>Les zombies du jeu de base versent très peu dans le gore. Y’a t’il une volonté derrière cette sobriété ?
Par comparaison, vous vous en êtes donnés à cœur joie sur les Toxiques !
Il y a un double enjeu, aux pulsions parfois antagonistes. D’un côté, nous savons que des mères de famille et des enfants jouent à Zombicide. De l’autre, les artistes aiment bien s’exprimer.
>En tant qu’amateurs de figurines, nous sommes surpris de ne voir aucune peinture dans la présentation du jeu
… d’autant que le thème et la qualité des pièces s’y prêtent parfaitement. Une raison en particulier pour cette omission ? (surtout quand on connait votre passif)
Zombicide est avant tout un jeu de société. Les figurines non-peintes sont accessibles au plus grand nombre. Cependant, il n’est pas exclu que nous mettions un peu plus la peinture en valeur dans un proche avenir. Les demandes à ce sujet se font de plus en plus nombreuses.
>D’autres projets en route ? Ou zombicide te prend tout ton temps ? Rue Morgue, la prochaine extension attendue de Zombicide, implémentera un mode PVP ainsi qu’une pléthore de nouveau survivants.
Zombicide me prend beaucoup de temps, en effet, et j’espère que ce sera encore longtemps le cas. Je donne néanmoins un sérieux coup de main à l’équipe de Don’t Panic Games pour le jeu Drakerys.
De nombreuses informations croustillantes vont très bientôt être publiées sur la page Facebook de Guillotine Games.
Ah, tiens, je vois que le prototype des figurines de corbeaux a été publié.
>Le concepteur a t’il des conseils à prodiguer aux joueurs ?
Comment faire face à ces satanées suractivations ?
Comment se préparer au mieux pour affronter ces redoutables chiens zombies ?
Pour faire face aux activations supplémentaires, rien de mieux qu’étudier la progression de la pioche zombie. Garder en mémoire celles qui sont déjà sorties, celles qui restent à sortir, et évaluer au doigt mouillé leur probabilité de sortie au regard du tas de cartes restant.
Pour les chiens, pas de chichi : un fusil à lunette ! Les Compétences Sniper et +1 max Range font également l’affaire.
Sinon, d’une manière générale, je conseille au joueur de prendre de la distance par rapport aux règles, toutes les règles, pour tous les jeux, en vue d’atteindre le seul véritable objectif de cette activité : s’amuser ! Si en plus on rêve, alors j’ai atteint mon objectif.
>Quels sont tes boardgames favoris ? As-tu une préférence pour le jeu “à l’allemande”, le cardgame, l“améritrash”, … ?
Je n’ai pas de préférence dans le style de jeu mais plutôt dans mes partenaires de jeu. J’ai conçu des jeux violents tout au long de ma carrière et pourtant, ceux auxquels je joue avec mes amis pendant mon temps libre sont plutôt soft. Je pense dans le désordre à Takenoko, Pandémie, Tobago, Timeline, l’Île Interdite… Je garde néanmoins un oeil plein de gourmandise sur Star Wars: X-Wing et Magic: the Gathering. Comme tu le vois, le spectre est large.
>Ton profil indique que tu as aussi travaillé dans le jeu vidéo …
J’ai travaillé avec Cyanide pour l’adaptation en jeu vidéo de Confrontation. J’ai prêté ma plume à l’Oréal pour son serious game Reveal. J’ai travaillé sur le jeu Trust de Danone en tant qu’auteur et game designer. Mon expérience la plus récente a été avec une jeune entreprise baptisée Levels Gaming, pour un petit jeu Facebook baptisé Monster Alchemyst.
Le jeu vidéo et le jeu plus traditionnel sont plus proches que les acteurs des deux camps le prétendent. Ils empruntent les mêmes sentiers intellectuels. Une fois les préjugés dissipés, tout le monde s’entend à merveille.
>Penses-tu que le jeu de figurine et le jeu de plateau soient menacés par jeu vidéo ? (“Plus facile, plus rapide … plus séduisant”).
Quand on y pense, WOW nous avait causé bien du tort à l’époque.
As-tu un avis sur ces expériences de réalité augmentée associées au jeu ? (Eye of the Judgement, Exxilis, …)
Tout au long de leur existence, les êtres humains ont besoin du contact de leur prochain pour s’épanouir. Je ne me fais pas de souci pour le jeu de société.
La réalité augmentée associée au jeu n’en est encore qu’à ses balbutiements. Skylanders est l’avant-garde de quelque chose de sympa. Il reste encore deux obstacles de taille : le prix et la capacité d’évolution.
En parlant de Skylanders, par exemple, je me demande toujours pourquoi l’éditeur a autant multiplié les figurines au détriment de DLC payants. Si c’est parce qu’il a jugé que télécharger un DLC était trop compliqué pour un gamin, il s’est trompé. Si c’est parce qu’il a jugé que le public n’était pas encore prêt à payer pour du contenu dématérialisé, il s’est trompé. En discuter avec quelqu’un qui a plus d’informations que moi à ce sujet m’intéresserait beaucoup, car je crois au potentiel de la réalité augmentée pour le jeu.
>Joues-tu aux jeux vidéos toi-même ? Pour t’avoir affronté par le passé, on sait déjà que tu es un Kofeur doué !
Entre les enfants et l’activité indépendante, le temps me manque pour jouer à des jeux qui réclament une présence importante. Mes sessions sont bien plus courtes qu’avant, mais je reste fidèle aux jeux qui m’intéressent. J’ai par exemple pas mal joué à World Of Tanks, jamais trop longtemps en une seule fois, mais assez souvent pour monter très haut.
Quant à King Of Fighters, j’ai perdu ma flamme en même temps que Iori Yagami. Ca reviendra peut-être, quand mes gamins auront grandi et que je serai devenu invisible pour leur mère.
Je salue encore une fois ton talent au clavier (!), camarade, chacun de nos duels était une histoire épique !
>D’autres passions dont tu voudrais nous parler ?
Rien d’intéressant 🙂
>question “Blooper”: rétrospectivement, y’a t’il une gaffe que tu regrettes particulièrement d’avoir commis ? Un profil “Hold-up”, un mécanisme de jeu qui s’est avéré bancal sur le tard ?
ça m’est arrivé mais rien, je crois, qui ait eu un impact critique sur mes travaux. Ce que je regrette, en général, c’est de ne pas encourager mes partenaires à avoir une vision à long terme (je veux dire, cinq ans ou plus) sur les projets que nous développons en commun. Avoir une vision d’ensemble est la garantie du développement harmonieux d’une gamme, qu’il s’agisse de produits, de figurines ou d’un jeu vidéo.
>Reste t’il des questions que tu aimerais que je te pose ?
« Aimerais-tu que je peigne pour toi ? »
>Avec plaisir. Merci à toi.
A très bientôt.
4 commentaires
Un article excellent, très riche aussi bien humainement que techniquement avec un regard concret et expérimenté sur le marché du jeu et de sa fabrication.
Beaucoup de plaisir à lire cet echange, merci à l’auteur et à l’invité !
Reste maintenant à pulvériser un petit zombie pour se faire du bien…
Très belle interview! 🙂
De petites infos croustillantes sur les prochaines extensions auraient été les bienvenus :p
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